Un non évènement urbanistique

Le projet des tours Duo de Jean Nouvel pour le quartier Masséna-Bruneseau

Le projet de Jean Nouvel à Masséna-Bruneseau : les tours Duo

Des tours jumelles déhanchées, juchées sur un énorme socle de béton enterré sur neuf étages. Le tout fiché dans un invraisemblable nœud d’infrastructures aux portes de Paris, ça ressemble fort… à un non évènement urbanistique. Il fallait trouver preneur de ce site ingrat, en cherchant du côté de la logistique plutôt que du côté du tertiaire de prestige. Pourtant la Semapa a réussi son coup en vendant ce terrain enclavé à des promoteurs, y compris la Caisse des Dépôts du Québec, dont on se demande ce qu’elle vient faire là. Peu importe.

On comprend vite que l’utilité publique doit être recherchée dans la localisation de 6 000 emplois, qui partiront peut-être demain vers d’autres tours, ou dans la « nature » au gré des courants de nomadisme du tertiaire. L’hôtel ne désemplira pas et, pour le reste, la prise de risque financier est privée, ou considérée comme telle, donc il n’y a pas de quoi s’émouvoir.

Pour peu qu’on puisse en juger correctement sur maquette numérique, le niveau zéro du socle des tours ne produit aucun service public et une urbanité limitée à ces fameux espaces privés ouverts au public, pas toujours ouverts. Ce seront de toute façon des zones d’inconfort climatique comme il en existe toujours en pied de tour. À juste titre, les services de l’État déplorent l’absence d’étude aéraulique, mais à quoi bon étudier ce qu’on ne souhaite pas traiter ?

Un nœud d’interconnexion des transports publics justifie selon les promoteurs la concentration d’emplois sur ce site, déconnecté du tissu urbain environnant. On peut y croire mais il vaut mieux voir ça de près. Résumons : aux heures de pointe un tramway presque saturé, des lignes de métro éloignées, une ligne 10 prolongée peut-être en 2030, une ligne de bus T-zen aux capacités limitées. On sait aussi que les transports collectifs parisiens, ne peuvent déjà plus, malgré de constantes modernisations, absorber le trafic des heures de pointe. Et les tours Duo ne sont qu’un début.

L’étude d’impact est un modèle du genre, à la fois parce qu’elle est plutôt bien faite et parce qu’elle obéit à la loi du genre « pavé ». Même si le résumé, très dense, tente de synthétiser les informations pour le grand public, il faudra bien se décider un jour à formuler plus simplement les diagnostics écologiques. Et revenir aux maquettes physiques…

De très gros efforts sont faits pour construire plus écologique : labellisation HQE, recyclage partiel des eaux pluviales, énergies renouvelables, réglementation thermique 2012 (RT2012), verdissement de terrasses, il faut reconnaitre un effort qui va au-delà du green-washing habituel. Même si pour être juste, il faudrait intégrer l’énergie grise nécessaire à la construction de ces mégastructures acier/béton/verre et mettre au bilan global leur improbable durabilité¹.

Le volet paysage de cette étude n’est pas un cadeau… Le paysagiste s’en tire plutôt bien en proposant de multiples points de vue permettant de se faire une idée de l’impact des nouvelles venues sur le paysage urbain. Ce qui fonctionne plutôt bien à grande échelle, du point de vue de l’architecte et du promoteur qui recherchent une visibilité maximale.

Mais dans le contexte de la Zac et plus largement celui du 13e, cette brutale rupture d’échelle ne fait pas sens. Ces tours apporteront leur modernité dans un contexte urbain déjà très marqué par les constructions hautes, mais qu’apportera leur démesure ? La skyline du 13e, incluant la BnF, existe déjà. Elle marque le paysage parisien et les habitants se l’approprient comme patrimoine lié à l’histoire locale. À une échelle plus humaine ?

Ce projet se veut singulier, il est dans toutes ses composantes surdimensionné : un coup de gomme dans le programme et un trait de crayon plus ajusté feraient du bien à tout le monde. Y compris peut-être au promoteur.

Enfin, pour penser plus large, revenons à la fonction de signal que jouent les tours — on dit en langage savant les émergences — dans le paysage parisien et même francilien. Mais là le problème est : quel signal ?
Car si Paris s’entoure de tours, tantôt raides, tantôt déhanchées, tantôt triangulaires, quel message la capitale va-t-elle délivrer à la banlieue ? Cette banlieue qui sera demain l’extension naturelle du Grand Paris.

Au fait, qu’en pensent les Ivryens ?

Emmanuel Leguy


  1. 2014 a été l’année d’un évènement : la destruction à grands frais d’un IGH dans le secteur du Front de Seine.

Les 40 ans des Olympiades retracés sur France Culture

France Culture a diffusé le 9 juillet 2013, dans l’émission d’Emmanuel Laurentin, « La Fabrique de l’Histoire », un documentaire de Séverine Liatard et Séverine Cassar, intitulé Les Olympiades, un village dans la ville.

Cette émission a été réalisée à l’occasion des 40 ans des Olympiades, ensemble immobilier inclus dans le programme de rénovation du secteur Italie qui prévoyait à l’origine de construire 55 tours d’une centaine de mètres, entre Place d’Italie et Porte d’Italie, à l’emplacement de friches industrielles ou en rasant des îlots d’habitat insalubre. Il n’y aura finalement qu’une trentaine de tours, dont huit aux Olympiades, édifiées entre 1970 et 1976 sur une dalle surplombant l’ancienne gare des Gobelins qui a été reconstruite à cette occasion. Michel Holley était l’architecte en chef chargé de réaménager les terrains ferroviaires déclassés, qui a mis en pratique ses théories urbanistiques : regroupement des tours en bouquets différenciés à l’intérieur de chaque îlot, dessin des panneaux de façade, séparation des fonctions par niveaux. L’opération Olympiades relève de l’initiative de promoteurs et d’investisseurs privés. L’obligation qui leur est faite de reloger sur place les anciens habitants explique la parité entre logement public et privé et donc la réelle mixité sociale qui subsiste encore aujourd’hui. Jusqu’à l’arrêt de l’urbanisme vertical décidé en 1974 par  Giscard d’Estaing, les problèmes liés à ce type de rénovation ont été vivement critiqués, notamment par Ada 13 : appétit des banques et des promoteurs, non-relogement des anciens habitants, retard dans la livraison des équipements.

Actuellement l’entretien de la dalle pose problème. La Ville de Paris a financé des travaux de mise aux normes pour la circulation des personnes à mobilité réduite. Pour pallier au vieillissement de la dalle et pour améliorer la performance énergétique, d’autres travaux sont cependant à prévoir. Ils seront à la charge des copropriétaires : il s’agit d’un espace public de fait mais son statut juridique est celui d’un espace privé de droit. À l’extérieur l’image des Olympiades est plutôt négative, mais les habitants sont souvent attachés à leur dalle qui a des atouts : elle est désormais au cœur d’un important pôle d’activité, bien relayé par le réseau de transports, et il attire une nombreuse population. L’exposition de 2013 au Pavillon de l’Arsenal a contribué à réhabiliter cet ensemble qui occupe une place importante dans le quartier et l’arrondissement (3 000 logements).

Au cours de l’émission, l’histoire des lieux a été retracée grâce aux témoignages de Michel Holley, l’architecte en chef des Olympiades et de son adjoint André Martinat, de Françoise Moiroux, historienne de la ville, spécialiste de l’architecture du XXe siècle, commissaire scientifique de l’exposition sur les Olympiades au Pavillon de l’Arsenal.

Des habitants de la première heure qui aiment leur dalle se sont aussi exprimés. Parmi eux, Alain Joubaire, adhérent d’Ada 13, qui travaille depuis de longues années à la sauvegarde et à la mise en valeur de ce site.


Tours d’habitation : le prix de la hauteur

On reproche aux tours leur hauteur élevée, mais parfois aussi leur coût élevé…

Quelles sont les réalités objectives?
La démarche proposée s’inspire de la méthode dite « des plus et des moins » du CSTB (Centre Scientifique et Technique du Bâtiment). La comparaison porte sur des logements de 4 pièces, de même surface (80m²), même plan, même exposition, même qualité d’équipements et de finitions, l’un dans un immeuble de 6 étages (R+6), l’autre dans une tour de 30 étages (R+30), sur des sites équivalents.

Le coût de construction
Certains postes sont indépendants du nombre d’étages : façades et fenêtres, planchers, aménagements et équipements intérieurs (cloisons, portes et placards, électricité, chauffage, plomberie, cuisine et salles d’eau, revêtements de sol, peintures, finitions, etc..)

D’autres postes présentent des écarts, en plus ou en moins :
éléments porteurs verticaux et fondations
Le cumul de charges et surcharges verticales se traduit par un dimensionnement approprié des éléments porteurs verticaux et des fondations. Le surcoût du R+30 est à répartir sur l’ensemble de la construction.
toiture
Le coût de la toiture ramené au logement est 5 fois plus faible pour le R+30 (répartition sur 30 niveaux d’appartements au lieu de 6)
ascenseurs
Le coût de l’installation divisé par le nombre de logements est à peu près équivalent dans les 2 cas mais la consommation d’électricité des ascenseurs a un impact sur les charges plus élevé dans le cas du R+30.
sécurité incendie
La sécurité incendie liée à la réglementation applicable aux immeubles de grande hauteur, catégorie habitation IGH A (niveau bas du dernier étage au dessus de 50m du sol accessible) est une spécificité impliquant un surcoût.

Globalement, la part commune est largement prépondérante. Le solde des écarts, estimé à partir de ratios, est de l’ordre de 10 à 15% du coût par appartement.

L’incidence du terrain
A Paris, les terrains constructibles sont rares, le prix toujours très élevé du foncier ne peut être évalué que pour un site défini et en intégrant des coûts de démolition du bâti existant.

En rapport avec le nombre de niveaux, l’impact du prix du terrain par appartement est plus faible dans le cas du R+30, l’avantage est d’autant plus grand que le m² de terrain est plus cher. Les tours bénéficient économiquement de meilleurs atouts dans des quartiers bien cotés.

Nota : S’agissant des coefficients d’occupation des sols et des limites de hauteur, des dispositions spécifiques sont définies, cas par cas, dans les ZAC. Chacun des 11 projets d’aménagement en hauteur en bordure du périphérique donnera lieu à une adaptation du PLU soumise à sa propre enquête publique. Le futur Grand Paris bénéficiera d’un assouplissement des règles d’urbanisme concernant les hauteurs.

Le niveau des charges
Charges des parties communes, dites générales : elles concernent le nettoyage et l’entretien, l’éclairage des parties communes. Les interventions éventuelles sur le gros oeuvre, le ravalement des façades, ainsi que les frais d’administration de l’immeuble : impôts et taxes, honoraires du syndic, salaire du gardien.
La différence entre R+30 et R+6, résulte du surcoût du gardiennage spécialisé IGH, obligatoire 24h sur 24.
L’impact individuel des autres postes est à peu près équivalent dans les deux cas mais le ravalement des façades, tous des 10 à 20 ans, est moins coûteux par appartement pour le R+6 que pour le R+30.

Charges d’équipements communs et de services collectifs : elles concernent les dépenses de fonctionnement, de remise en état, de remplacement ou de réfection de d’installation de chauffage, du système de production d’eau chaude, des ascenseurs.
Sont comprises notamment, les consommations de chauffage (dans le cas d’un chauffage collectif), les consommations d’eau chaude (dans le cas d’un système collectif d’eau chaude). L’impact individuel de l’entretien et des consommations de chauffage et d’eau chaude collective dépend d’autres facteurs que la hauteur.
La consommation électrique des ascenseurs est liée à l’intensité du trafic et aux distances parcourues, elle est plus coûteuse par appartement pour le R+30.
Les dépenses de sécurité incendie sont spécifiques aux IGH, elles ne s’appliquent bien entendu qu’au R+30. La réfection des systèmes de sécurité incendie est à prévoir après 30 ans de service.

Selon une étude comparative réalisée en 2005 par URBANIS pour la Ville de Paris, les charges générales des tours des Olympiades, hors espaces extérieurs, s’élevaient à 40.30 €/m²/an (env. 45 € actuels) alors que le niveau courant des charges dans des immeubles « classiques » avec des prestations analogues (gardien, ascenseur, chauffage et eau chaude collectifs) était de l’ordre de 32 €/m²/an (env. 36 € actuels). La différence est liée principalement aux contraintes de sécurité (personnel de surveillance 24h sur 24) et partiellement au surplus de consommation électrique des ascenseurs.

Etat comparatif global :
L’avantage va au R+6 pour le coût de construction seule et pour les charges, mais dans le contexte parisien, l’incidence du foncier (terrain + bâti existant + démolition) fait plutôt pencher la balance en faveur du R+30. Une approche générale ne permet pas de conclure. C’est seulement à partir de cas concrets qu’il est possible d’affiner le résultat en remplaçant les valeurs indicatives par des données réelles.
Le R+6 et le R+30 ne se départagent pas principalement par le coût total ramené au logement, mais par le nombre de logements créés qui est dans un rapport de 1 à 5.

R+6 ou R+30? C’est toujours mieux d’avoir le choix.
Personnellement, j’ai choisi d’habiter dans un appartement de 4 pièces au 24ème étage avec vue sur Paris. Acheté en 1980 l’équivalent de 80.000 € (160.000 après inflation) sa valeur actuelle est de 400.000 €. Le supplément de charges réparti dans le temps est largement compensé par un coût initial inférieur à celui d’un immeuble traditionnel. Et, moins prosaïquement, vivre dans le ciel de Paris a-t-il un prix?

Alain JOUBAIRE

A propos des tours, la passion domine-t-elle la raison, en utilisant parfois des arguments raisonnables ?

Comme pour d’autres bâtiments, il y a des tours vilaines. Mais il y a aussi des tours belles, certaines très belles. Il y a aussi des beaux ensembles de tours, où le piéton se sent bien à sa place. New York reste certainement le meilleur exemple d’une telle réussite, mais d’autres villes américaines, comme Chicago, ont su aussi réussir. Et ailleurs dans le monde, comme en France à La Défense, on trouve d’autres beaux exemples.

Un point important est soulevé sur la validité des tours : leur in habitabilité. Seul un emploi pour des bureaux serait concevable. Mais des habitants de tours disent que ce n’est pas pour eux le cas et qu’ils s’y trouvent bien. Au-delà de cette constatation, il semble qu’un parti est pris lorsqu’on construit une tour : habitation ou bureaux, mais jamais les deux ensemble. Il serait intéressant d’expérimenter plus complètement la mixité d’emploi de la tour : comment y mettre à la fois de l’espace travail, de l’espace rencontre commerciale ou sociale et de l’espace habitat ? Dans une tour pourquoi pas, ainsi, un hôtel et des logements, ou un centre social, des bureaux et des logements ? Ou toute autre mixité intelligente selon le territoire concerné. Il y a là une réflexion sur cette mixité qu’il serait utile à faire, ce qui évidemment conduirait à modifier les règles actuelles à respecter.

Certes il faut tenir compte de l’environnement immédiat pour introduire un nouveau type de bâti. Mêler bâti historique et bâti moderne doit être regardé de près pour éviter des erreurs. Comme celle de la tour Montparnasse dans la perspective des Invalides. Sur ce cas d’ailleurs on peut se demander si cela avait été imaginé au moment de la construction. Si non c’est évidemment une erreur d’avoir oublié cet aspect. Si oui, c’est sans doute aussi une erreur de l’avoir maintenue ainsi. Mais on peut aussi imaginer qu’un vrai travail de création eût été alors fait sur cette tour pour que sa qualité tienne compte de son positionnement, alors connu et accepté, derrière les Invalides. Plus généralement on constate, certes plus souvent en Europe et même en Asie qu’en France, une recherche architecturale de qualité pour faire cohabiter tissu ancien et tissu moderne. En France on a un blocage sur cette question qui finalement encourage la paresse (naturelle, comme pour chacun d’entre nous…) des architectes !

On connaît tous les arguments raisonnables techniques sur le coût de fonctionnement et de construction, la sécurité, les handicaps, écologiques et autres, des tours. La question alors n’est pas de les accepter comme définitifs et donc comme rédhibitoires à la construction de tours. Elle est de les confronter avec tout nouveau projet et de construire celui-ci de telle sorte que ces constats liés à l’expérience actuelle soient corrigés. Le constat d’un jour doit pousser toute personne à progresser, et non à s’arrêter !

A Paris donc enfin, puisqu’il s’agit bien aujourd’hui de cela, renoncer aux tours pour des raisons techniques, ou à cause de mauvais exemples paraît sommaire. Il y a sans doute des lieux où cela est possible et apporterait un enrichissement à l’espace considéré et à la ville. Mais ce doit être fait à la fois dans le cadre d’une structure de débat préalable public organisé, et de l’organisation d’un suivi public de la réalisation retenue, avec la possibilité de bloquer le processus de réalisation s’il dérive par rapport au projet décidé. C’est ce qui avait été refusé lorsque l’opération Italie fut lancée il y a maintenant 40 ans. En effet sous le couvert de la liberté donnée aux propriétaires de construire grâce à l’utilisation du processus d’association foncière datant de Napoléon III, c’était la complète liberté des promoteurs qui prenaient leur place en rachetant leurs droits et qui pouvaient faire quasiment ce qu’ils voulaient que l’ADA 13 avait alors combattu, comme celle de l’absence quasi complète des équipements indispensables à une telle transformation urbaine.

Paris le 8 mars 2009.
Jacques Remond, ancien président de l’ADA 13.

La tour, prends garde…

Après avoir lu l’article de Jacques Goulet, publié dans la Revue des Deux Mondes de février 2009, qui parle de sa vie dans une tour du treizième :

Avez-vous remarqué combien le langage, dès qu’on parle de tours, emprunte au discours du rapport de forces et renvoie à ce qu’étaient les tours avant de devenir « d’habitation » : fortification ronde offrant une aire très dégagée d’observation à chaque angle du château-fort, elle se dote de meurtrières d’où d’habiles (et féroces !) archers vont surveiller les mouvements, amis comme ennemis, aux abords de la seigneuriale demeure ; et mettre bon ordre à toute présence indésirée.

Ainsi va-t-on rechercher une « situation élevée », comme disent les militaires et les énarques, pour …la défendre, bien entendu ! Ainsi, aux avant-postes de la Ville, la tour veille, et ne se rend pas. A la périphérie, les guetteurs du futur ont le regard fixé sur la ligne bleu horizon (ou bleue des Vosges, c’est selon), à travers les créneaux modernes de leurs doubles vitrages.

Imaginez la scène : si les projets délirants des dernières années du dernier siècle (cf. ce qu’en raconte J. Goulet) avaient vu le jour, nos guetteurs aux aguets auraient pu, chaque matin, observer les flots de voitures dont on rêvait à l’époque, alignés par quatre dans chaque sens, entrant dans et sortant de la cité encoquillée dans son périphérique ; aux avant-postes de la pollution et des migrations alternantes ; et heureusement sans arcs ni flèches…

Et dans une hypothèse au moins, si j’ai bien compris, nous aurions eu droit à un échangeur en plein milieu de l’avenue d’Italie ; ironie des mots : chacun sait bien qu’un échangeur n’est qu’un empêcheur d’échanger, non pas en rond, mais en ligne droite qui reste le plus court chemin d’un être humain à un autre. Nous l’avons donc échappé belle !

La tour nous permet de voir les choses et les êtres de plus loin et de plus haut, comme les avions, un enjeu décisif quand ils ont fait leur apparition pendant la première guerre mondiale : repérer les mouvements des fantassins alliés ou hostiles, prendre un recul (de la hauteur) précieux pour les occupants des tranchées. La tour est elle aussi munie de moteurs et mécaniques utiles ou indispensables à son fonctionnement.

Dès l’accès, depuis la dalle ou la rue, des télé-instruments (prendre du recul a des exigences techniques) jaugent le visiteur, le photographient parfois, lui accordent ou non l’accès, l’interrogent d’une voix nasillarde rarement reconnaissable, et l’orientent vers une autre machine qui va, à une vitesse qui peut provoquer (n’est-ce pas, Jacques ?) des malaises chez les personnes sensibles, l’enlever dans les airs jusqu’à la hauteur requise.

C’est notre monde, celui que nous avons créé, plein de bruit et de fureur, et aussi de machines : machine à habiter, machines à circuler, machines à écrire et à parler, machines à échanger qui recherchent pour moi le « profil » le mieux adapté à ce que je cherche ; au point que les machines en viennent maintenant à parler entre elles, « sans intervention humaine » : un grand progrès !

C’est normal, nous grandissons « hors sol », comme les tomates, sans racines. L’accès à la terre est défendu : nous blindons nos caves, nous entourons nos « espaces verts » de grilles (pas assez : certains les franchissent et se font écraser, hélas). Notre unité de vie de base, pour les urbanistes, s’appelle un îlot, la racine du mot « isolé ». Qu’il s’agisse de tours ou de barres (comme barrage, mais contre quoi, contre qui ?), notre désir de voir loin pourrait finir par nous rendre myopes à nos voisins. Alors, les tours : pour les presbytes ?

Et s’agit-il de voir, ou d’être vu ? Où est l’enjeu ?

Edgar Boutilié 09.03.09

Tours et objectivité

Certains combattent les tours comme Don Quichotte combattait les moulins avec plus de fougue que de discernement.

Considérer les tours « en bloc », toutes configurations et tous usages confondus, conduit à des amalgames incompatibles avec une démarche rationnelle et objective. C’est la voie ouverte aux pseudo-démonstrations partisanes.
Ainsi un énergéticien de Félines-sur-Rimandoule, a produit une « Analyse de la consommation énergétique des tours » qui, dès la première page, fait état de chiffres de consommation moyenne, sans distinction entre tours de logements et tours de bureaux. L’auteur affirme « les tours sont en général entièrement vitrées » et aussi « les tours sont généralement de gros consommateurs de climatisation ». Si c’est vrai, en général, pour les tours de bureaux, c’est faux pour les tours de logements, qui ne sont pas climatisées. L’habitat serait-il négligeable?
D‘autre part, calculer une moyenne entre des consommations de tours construites avant 1975, en absence de toute réglementation thermique, et de tours récentes plus performantes ne peut que favoriser la confusion.
A tout mélanger, les conclusions sont sans véritable signification.

Aux amalgames s’ajoutent les affirmations non fondées.
Dans une présentation d’un livre récent « La folie des hauteurs. Pourquoi s’obstiner à construire des tours? » sont rapportés les propos suivants :
« Les tours sont traumatisantes pour leurs occupants (« Les stars de l’architecture ne se préoccupent jamais vraiment de la vie ordinaire des gens qui habitent les tours ou qui y travaillent »). Les tours constituent l’antithèse de la ville, elles « se refusent à la ville » et à la rue, « elles se ferment comme une huître »; elles constituent « des lieux d’enfermement, de repli de soi, de contrôle excessif »; « les vigiles y sont maîtres ». Par conséquent, « elles ne créent pas les conditions d’une véritable urbanité ».
Qu’est ce qui permet de dire cela? Les habitants de tours peuvent témoigner que ces assertions sont, heureusement pour eux, sans fondement.

Ce ne sont que deux exemples parmi bien d’autres.

Alain JOUBAIRE

Il y a tour et tour

Thierry Paquot détaille la conjonction, à la fin du XIXe siècle, de la nécessité de construire des bureaux et de la capacité technique de construire en hauteur (utilisation des métaux, du béton, apparition des ascenseurs, du téléphone…) qui a permis les premiers gratte-ciel. Il montre bien comment est née à Manhattan cette innovation qui a séduit le monde entier. Et il critique les décalques conçus pour battre des records en des lieux où le terrain ne manque pas. Bien des projets sont déraisonnables, certaines tours risquent de ne pas servir longtemps. L’auteur pense à certains États du Moyen-Orient, on pense aussi à la Corée du Nord.
La critique radicale des immeubles de grande hauteur (IGH), qui semble la raison d’être de l’ouvrage, est moins convaincante. Celle des tours de bureaux est dans l’air du temps (mais de quel type d’immeubles de bureaux oserait-on faire l’apologie ?). Thierry Paquot rejette avec la même vigueur les tours d’habitation du front de Seine ou celles des Olympiades. Misère d’une architecture minimaliste, déplore-t-il, erreur que constitue la construction sur dalle et charges trop élevées pour les classes moyennes.
Certes, mais on regrette que son évocation du treizième reste lacunaire. Il n’est jamais question du vécu des habitants, l’auteur ne fait pas référence à leur expérience d’habiter pour la première fois une tour qui souvent les a eux-mêmes étonnés. Beaucoup sont venus parce que ce n’était pas cher à l’achat ou qu’on leur proposait ce bien en location. Et souvent, surtout s’ils habitent en hauteur, ils sont restés, parce qu’ils s’y trouvaient bien. Ce qui manque au fil des pages, c’est la comparaison de cet habitat avec les autres, dans les mêmes tranches de prix (loyer ou achat compris, et pas en comparant uniquement les charges sans tenir compte ni du loyer ou du prix d’achat, ni des services offerts). Cette question mériterait d’être étudiée.

Jacques Goulet

Thierry Paquot, La Folie des hauteurs. Pourquoi s’obstiner à
construire des tours ?
, Bourin éditeur, 240 p., 19 €.