Avant-propos : il est question ici de tours, c’est-à-dire de constructions en hauteur. Il ne sera fait aucune distinction entre tours et IGH, la seule chose qui importe est la relation d’échelle. Ainsi, on mettrait sur le même plan une tour de 100 mètres dans un champ de colza et un IGH émergeant des toits d’une ville moyenne. Juger si c’est acceptable est une autre question…
37, un nombre d’or ?
Sur Paris, c’est actuellement la hauteur maximum autorisée par le PLU pour les constructions. Ceci sauf pour les zones de plafond élevé, précisées sur le Plan des Hauteurs.Je me suis livré à un petit exercice de nivellement très élémentaire sur le relief du site parisien. Le cœur de Paris, symbolisé par le niveau de Notre-Dame émarge à la cote 35 NGF. Tandis que le point le plus haut, sur la Butte Montmartre, émerge à la cote 125 NGF. Ces valeurs sont arrondies, ce sont les cotes naturelles du site et leur moyenne géométrique est à 90 NGF. Cette hauteur, exprimée en mètres, suggèrerait que la bonne hauteur moyenne pour construire des immeubles, respectueux du relief, se situerait autour de 45 mètres. Soit environ 2 étages de plus que le plafond ultime autorisé. Ça ne prouve rien, mais c’est troublant.
Deux autres paramètres ne doivent rien au hasard. Entre R+6 et R+12, c’est- à dire en gros entre 21 et 37 m se situe une limite très humaine qui est celle de la montée sans ascenseur. Haussmann l’avait parfaitement appréhendée, pour le petit peuple des mansardes. Enfin, une coupe en travers d’une avenue parisienne démontre, sans commentaire, qu’on se situe ainsi à l’échelle de l’arbre. Euclide a mis du temps pour affiner son nombre d’or, les bâtisseurs de Paris auraient-t-ils au fil du temps trouvé le leur? De cette nappe de toits émergent les plus beaux monuments parisiens, ce qui fait sens. Pourquoi perturber cet équilibre historique, pour quels enjeux ?
Une brève histoire des tours.
L’archétype est Manhattan puissant et superbe bouquets d’IGH. Pour un urbaniste, donc pour moi, c’est le symbole d’un urbanisme pionnier : une armature urbaine de type « grille-pain », orthogonale, sur laquelle on a greffé de hautes tours plus ou moins enchevêtrées, ordonnées par une « skyline », figure de style assez floue… Ce modèle basique est efficace. Il l’est surtout parce qu’il exprime la puissance et constitue une formidable vitrine urbaine, exposée aux yeux du monde.
Ce modèle a inspiré La Défense dans les années soixante. Il exprime à plus petite échelle la même chose, la volonté d’afficher le renouveau de l’économie, avec l’État aux manettes. Ce fut une vraie réussite, mais on oublie que s’exposeront ainsi, face à Paris, les futures multinationales qui donneront leur identité aux tours. Elles auront pour nom, Elf, le Crédit Lyonnais, le GAN, la Générale des Eaux… qui n’hésiteront pas à y construire leur siège. Ce modèle-vitrine se perpétuera dès l’ouverture du périphérique. Il prendra une forme plus ouverte aux innovations formelles, avec de grands noms de l’architecture, en Front de Seine. La sombre stèle de Montparnasse sera un accident de l’histoire…
Juste un mot sur une opération qui a marqué le paysage du Treizième, les Olympiades. Elle vient de fêter ses quarante ans. Elle est à peu près contemporaine des villes nouvelles, avec un fort parti de typo-morphologie urbaine caractérisée par le souci de bâtir sur dalle isolée de la circulation automobile. Les tours de 100 mètres habitées rétablissent une densité décente, elles offrent des appartements vastes et de qualité, à condition de pouvoir payer les charges. Quels que soient les atouts de ce modèle urbain, sophistiqué et multifonctionnel, sa survie pose d’énormes problèmes. Seule la ville nouvelle d’Evry a osé timidement le casser pour finalement tenter de s’adapter.
Ce qui ressort ce bref tour d’horizon c’est que pour un urbaniste la tour, qu’elle soit occupée ou habitée, est une composante urbaine et une solution architecturale difficile à manier. Parce que fonctionnellement et morphologiquement c’est un « silo », d’une mixité factice, qui ne s’impose que dans des contextes précis et raisonnés (extensions pionnières, quartiers d’affaires, urbanisme de dalles…). Qui n’ont pas tous le même intérêt…
Une histoire de pyramide
Le marché du tertiaire, qui nourrit pour l’essentiel les modèles de surdensité, autrement dit les tours, a depuis quelque temps des caractéristiques dynamiques de fonctionnement analogues à la célèbre pyramide de Ponzi. L’original est un mode de « gestion » frauduleux d’actifs financiers dans lequel les derniers arrivants dans le fonds d’investissement financent les revenus d’épargne, totalement fictifs, de l’ensemble des porteurs de titres. Le montage s’écroule lorsque la collecte est insuffisante pour rémunérer tout le monde, les actifs s’étant évaporés entretemps. Le système s’alimente par le haut et s’effrite par le bas.
Le marché de l’immobilier d’entreprise, lui parfaitement légal, fonctionne sur l’agglomération parisienne sur le même schéma. Le parc de bureaux en blanc livré chaque année (autour d’un million de m² par an) alimente le marché par le haut et déclasse le parc plus ancien, souvent intimement intégré dans le tissu urbain. Celui-ci ne s’écroule pas vraiment mais il ne lutte pas à armes égales : pas assez câblé, pas assez modulable, souvent enclavé et moins bien situé sur les nœuds d’infrastructures…Dans ce contexte, construire des tours de bureaux sur Paris, qui bénéficie d’un fort effet d’aubaine, c’est accroître ce déséquilibre concurrentiel. Le vrai gisement d’emplois d’avenir vit bien la mixité de la trame ancienne, en constante mutation. Est-ce encore une cible prioritaire ? Alors pourquoi Paris, qui mise intelligemment sur son image de capitale des incubateurs de start-ups et autres fablabs, symboles de la nouvelle économie (décentralisée, collaborative, fertilisante), accepterait-elle ces encombrants édifices qui n’incarnent même plus le progrès ?
Il y a plus grave, ce « marché du lourd » qu’on le veuille ou non va s’éclater dans les quinze prochaines années sur les interconnexions du Grand Paris Express, c’est déjà en cours. Et la marée tertiaire risque de refluer vers la périphérie, ce serait par parenthèse le signe d’un rééquilibrage bienvenu du taux d’emploi… Hors La Défense, intimement liée à Paris, les tours intra-muros resteront-elles dans le marché devenu très fluide ? J’en doute fort personnellement et, en tant qu’urbaniste, je déconseillerai d’en prendre le risque.
La vraie nature des tours
Les tours de bureaux, avant d’être des éléments architecturaux sont des produits financiers, comme les autres. En moins risqué que les produits de taux et à beaucoup moins long terme qu’on l’imagine. Le trio promoteur / investisseur / architecte est à la manœuvre. Certes, au départ il faut du foncier, mais l’aménageur, généralement une SEM, n’est pas forcément partisan de ce genre de forme urbaine. Cependant, elle peut lui sauver la mise dans des « queues de programme » ou dans des sites scabreux où la commercialisation des sols viabilisés n’offre pas trop d’opportunités. Les tours défient l’environnement, elles sont sourdes, inertes et climatisées. Si on oublie le paysage le problème majeur est en pied d’immeuble, l’idéal est de l’ancrer dans une dalle. Vieille recette !
Mais c’est le trio qui y trouve le meilleur compte. Le promoteur, généralement spécialisé n’a par définition pas d’état d’âme sur la localisation des édifices, hors leur désenclavement. De toute façon il ne finalisera son montage que lorsqu’il aura pré-commercialisé la plupart des mètres carrés. L’investisseur, s’il est chinois, hésitera peut-être entre 30 hectares de grand cru et un produit immobilier. Si c’est un fonds de pension ou un institutionnel, il n’hésitera pas une seconde : Paris est une marque, le produit est du solide et il sort de terre en trois ans après la signature. Les entreprises qui ont maintenant des stratégies immobilières, gérées comme des actifs, se mettent également sur le marché immobilier, devenu de plus en plus spéculatif.
Quant à l’architecte, généralement de renom, il y voit la meilleure expression de son art de construire, souvent avec une image en tête. Le problème de l’intégration de son architecture dans l’environnement est toujours soluble puisque, d’une certaine manière, il ne s’adapte pas au contexte, il le recrée. Si on lui demande de concevoir une tour écologique, il fera appel à l’ingénierie nécessaire pour verdir son projet. Celui-ci armé d’une BIM factory pourra facilement simuler les adaptations formelles – échancrures, écrêtements partiels, torsion – des édifices, permettant d’y intégrer du végétal. Les données numériques traduiront une faible diminution de l’empreinte carbone, mais le résultat sera visible. D’autant que la visualisation en 3D sera irrésistible, dans une lumière irréelle.
La démarche de l’architecte, dernier maillon de la chaine, n’est absolument pas critiquable, sauf s’il projette trop haut son ego ; il est dans son rôle et l’art de construire a esthétiquement évolué. Mais c’est aux décideurs de résister quand il le faut à l’attrait des totems siglés. Paris peut tenir son rang sans ces artefacts. Le fond du problème réside dans la tentation perpétuelle d’adapter le droit des sols, déjà permissif. En urbanisme, il faut toujours faire des choix et garder un cap fort et clair.
Je conclurai brièvement, il n’est pas utile d’en rajouter. Les tours ne sont pas à leur place à Paris, par respect pour le contexte environnemental et parce qu’elles ne font plus sens. J’ai l’intuition que la majorité des Parisiens partagent cet avis et ont une autre perception de la modernité. Ça mériterait qu’on le vérifie.
Postface : une mise au point s’impose. Pour un urbaniste être contre les tours en tant que forme urbaine, donc composante de la ville, serait une sottise. L’avenir des tours, si j’ose dire, est radieux. Il suffit de penser à l’Afrique, qui va doubler sa population en trente ans, probablement tripler le nombre d’urbains. J’ai initié en leur temps des extensions urbaines d’Abidjan, il y a des tours.
Emmanuel LEGUY, Urbaniste Environnementaliste
20 février 2018